lundi 31 décembre 2007

Extrait d'un journal intime. Le syndrome de Stendhal de Jean Botquin.
















Premier jour

Voilà, c’est fait. Je suis parti, je l’ai quittée. J’ai obéi à la voix qui me disait: « Si tu ne te décides pas maintenant, il sera trop tard, tu ne pourras plus sortir de l’engrenage et je ne serai plus là à t’attendre ». Deux valises bourrées, quelques livres, du linge, mes costumes jetés en vrac sur la banquette arrière de ma voiture, un carton rempli de quelques paires de chaussures, mes affaires de toilette, et un gros cahier pour raconter ma nouvelle vie.
- J’ai besoin de réfléchir, ai-je dit, à Lucienne. Je ne supporte plus cette existence.
- C’est ça, va rejoindre ton italienne...
Avant de mettre le moteur en marche, je l’ai vue ouvrir la fenêtre. Elle s’est mise à crier pour toute la rue. J’ai failli retourner chez elle pour la raisonner mais j’ai fait le contraire, j’ai accéléré... Avant de louer ce petit studio meublé dans une maison rénovée, rue de la Résistance, j’avais déjà délogé chez des amis ou passé quelques nuits à l’hôtel avec Francesca qui était venue me rejoindre depuis Milan où je l’avais rencontrée au cours d’une de mes missions d’audit interne.
Arrivé à ma nouvelle adresse, j’ai déchargé mon maigre déménagement et me suis mis tout de suite à écrire, en commençant par la phrase: « Voilà, c’est fait. Je suis parti, je l’ai quittée.... »
Après mes premiers carnets à qui je confiais maladroitement mes premières confidences, j’ai construit mes premiers écrits de fiction, mes premières poésies inspirées par mes premières amours, principalement l’amour que j’ai voué à Lucienne que je croisais déjà sur le trottoir vers le collège. Ecrire a toujours été pour moi une façon d’entrer en moi-même. J’ai une nature introspective. Je ne m’étonne donc pas d’avoir songé de suite à disséquer notre histoire dont longtemps j’ai cru qu’elle serait éternelle. Après mon mariage, je n’aurais jamais songé tenir un journal de peur de susciter la curiosité de ma femme. Et à quoi bon mentir sur le papier, à quoi bon faire semblant pour le plaisir de l’analyse dont j’aurais été le seul à connaître le sens caché. Aujourd’hui je n’ai plus le même souci. C’est Francesca qui m’a suggéré de reprendre ce journal interrompu depuis si longtemps. Servira-t-il à me justifier ? A me déculpabiliser ? A démontrer combien notre échec était inéluctable ? A quoi cela me mènera-t-il ? Francesca m’a dit :
- Commence, tu verras. Peu à peu tu trouveras ta vérité.
Trouver ma vérité, qu’est-ce que cela veut dire ? Ma vérité immédiate, à très court terme, c’est ce studio blanc et impersonnel réduit au confort le plus élémentaire: kitchenette, séjour avec lit réversible à deux oreillers, salle de bain décorée d’une espèce de Mona Lisa couverte d’un grand chapeau rouge, face au miroir, plantes vertes pour agrémenter le tout. Buanderie commune dans les sous-sols (je n’ai jamais fait de lessive de ma vie). Dans le quartier où je suis, beaucoup de maisons anciennes ont été rajeunies. Les petits appartements sont occupés par des étrangers de passage ou des immigrés. Chaque mètre carré est utilisé de façon judicieuse. La semaine dernière, la représentante de la société immobilière qui gère ces immeubles de location m’en a fait visiter plusieurs. Le studio au-dessus du mien est occupé par une suédoise assez forte mais agile (son lit trône sur une étagère, baptisée mezzanine, accrochée à la soupente sous le vélux de la chambre!). Les toilettes et sa salle de bain sont tout juste au-dessus de ma petite cuisine. Mes petits-déj’ seront arrosés de bruits d’eau matinaux. Comment vais-je faire pour supporter l’étroitesse de mon nouvel univers ? Maman est au courant.
- J’espère que tu ne vas pas inviter des collègues dans cette espèce de mansarde, n’oublie pas que tu es directeur adjoint !
Pauvre maman, tu es bien la seule à considérer le grade de ton fils comme important.
- Cela valait bien la peine de tenir tête à ton père pendant toutes ces années et de jouer au Roméo !
Bah ! Si elle savait tout ce que je lui ai caché pour lui éviter de s’en faire trop...
- Les jeunes ne réfléchissent pas avant d’agir ! a-t-elle ajouté.
Comme s’il s’agissait de réfléchir avant quoique ce soit quand on est jeune et que l’amour vous taille des croupières dans la matière molle du cerveau ! Bien sûr que j’ai aimé Lucienne, pendant toute la durée de mes études universitaires, en attendant que mon père lève l’embargo et m’autorise à la prendre par la main pour franchir le seuil de la maison parentale. Et j’ai sans doute continué à l’aimer, le temps de faire deux enfants, un garçon et une fille, et de les voir grandir. Après, les choses se sont compliquées. Plus j’avançais dans ma vie professionnelle, plus la distance entre Lucienne et moi grandissait. Je ne me considérais pas préposé à la maturation de ma femme, dont je découvrais qu’elle était restée l’enfant que j’avais connue et que j’avais aimée au départ d’une adolescence sans doute bien trop sage, modelée par tous les interdits de l’époque. Les êtres évoluent. L’ennui s’installe rapidement dans les couples qui ne veillent pas à leur enrichissement. Si ma femme avait choisi un métier, elle serait sans doute sortie de l’immobilisme du cadre ménager. Cependant, je n’ose affirmer que cela aurait changé grand-chose. Il faudra que je réfléchisse à mon comportement, à nos besoins que nous ne satisfaisions plus, au plaisir que je recherchais ailleurs, et que je lui cachais, comme font la plupart des hommes qui ne souhaitent pas entrer dans les bagarres du divorce. En tout cas, il n’y a là matière qu’à (mauvais) roman.

Deuxième jour

Quelle nuit! Je n’ai pas fermé l’oeil. L’immeuble où je suis est entouré de lieux bruyants, un centre de karaté d’où jaillissent des cris gutturaux à vous donner la chair de poule et un café à la mode de style art nouveau qui ronronne comme une autoroute lointaine. Comment supporter cela ? A l’intérieur, ce n’est pas mieux. Toutes les heures, des pas font craquer les marches de l’escalier et les portes claquent. Les chambres sont mal isolées. J’entends la suédoise faire grincer le sommier sur sa mezzanine, et je ne parle pas du reste. Ce matin, j’ai eu droit à la chute d’eau de ses toilettes.
Il me semble que j’ai rêvé toute la nuit. Ma taie d’oreiller est trempée comme si j’avais pleuré. Pleure-t-on réellement quand on pleure dans ses rêves ? J’ai téléphoné à Francesca. Elle m’a dit qu’elle compte prendre du congé la semaine prochaine et qu’elle m’attend à Milan.
- Libère-toi, j’ai une bonne adresse dans la réserve naturelle del padule di Fucecchio, en Toscane, entre Pise et Florence. Cela te fera du bien. N’oublie pas
ton cahier. Il faut que tu écrives tous les jours. Ce travail dégage de l’énergie. L’écriture opère une espèce de catharsis semblable à celle de la psychanalyse sur le divan.
Je n’ai pas voulu discuter mais ai dit oui pour la Toscane. Tout compte fait, c’est une bonne idée. Il vaut mieux quitter la capitale car Lucienne ne mettra pas longtemps à découvrir l’endroit où je niche. Mes enfants sont gentils et savent se taire mais la pression de leur mère est parfois trop forte. Quand ma fille a appris ma décision, elle m’a paru soulagée. Elle a soupiré : « Enfin ! »
Mon fils m’a claqué à la figure qu’il n’en avait rien à foutre.
Comment se peut-il que je ne me sois rendu compte de rien avant le mariage ? Elle était jolie, douce à toucher, tendre à embrasser, pleine d’admiration pour moi en qui elle avait découvert une espèce de poète. Nous étions tous deux persuadés du caractère exceptionnel de notre amour. Nos parents nous mettaient des bâtons dans les roues. Notre amour était donc le fruit de notre résistance, le fruit défendu, le meilleur et le plus attirant.
Non, il est encore trop tôt pour voir clair. Il faudra du temps. Ne va pas trop vite Benjamin, laisse mûrir...
Je note déjà qu’à peine sorti de l’enfance, je me suis pris pour un adulte. J’ai tout de suite envisagé le mariage comme un objectif immédiat, à atteindre dans les meilleurs délais, parce que, sans ce mariage, il m’était interdit de connaître le bonheur... Pas question de porter atteinte à la virginité de Lucienne, il fallait attendre... Une attente de dix ans, quelle folie ! Il faut creuser tout cela, découvrir l’archéologie de notre histoire, faire le deuil de notre échec. Mais est-ce bien un échec ? N’est-ce pas plutôt un retour à la case de départ... Et alors quelle chance, pouvoir tout recommencer et ne plus se tromper. Ne plus se tromper ? Voir ! Si je pense que je me suis égaré dans ce jeu du hasard qu’est la rencontre, que deviennent mes enfants ? Mes gênes en eux suffiront-ils à corriger les effets de notre erreur ? Car, bien entendu, c’est toujours l’autre qui se trompe. Soit, peu importe, mes enfants existent et, pour moi, c’est l’essentiel. Je les veux libres de créer leur destin avec le meilleur que des parents mal assortis ont pu leur laisser. Est-ce possible ?
Je prends quinze jours de repos, une semaine seul, une autre avec Francesca. Après les tensions des derniers mois, c’est bien nécessaire. Il faut que je m’organise. Quelques achats à faire. Trop peu d’ustensiles de cuisine. Pas de fer à repasser. Trop peu de chemises. Oui, une femme à la maison a quand même du bon, bien que, depuis plusieurs mois, elle ne me rendait plus aucun service. Je manque d’autonomie et n’ai pas une âme de célibataire. Je devrai m’y faire.
J’ai rangé mes courses, ouvert la fenêtre, mon café coule. Dans la cage d’escalier, j’ai croisé la suédoise. Elle m’a souri. Au premier palier, une autre locataire se battait avec son panier à linge. J’ai proposé de l’aider mais j’avais moi-même les mains pleines. Elle m’a adressé la parole d’un air courroucé dans un langage incompréhensible. Du coup, je me suis senti ridicule.
Je relis ce que je viens d’écrire, cela n’a vraiment aucun intérêt pour les autres. Faut-il tout raconter ? Comme j’écris directement sur mon P.C., j’ai l’impression d’être online, branché en direct sur les évènements, le doigt sur le déclic comme un photographe. Mais je n’attends pas de commentaires d’un lecteur invisible. Tout cela ne regarde que moi. Je vois défiler mes images, mes souvenirs, proches mêlés aux plus lointains. Ils me paraissent tous intéressants. Celui qui écrit sur lui-même se trouve intéressant. A moins qu’il pense le contraire alors que le fait de ne pas l’être (intéressant) ou de penser qu’il ne l’est pas soit précisément utile à enregistrer et à analyser. Soit... Je verrai ultérieurement si je dois cliquer sur la touche Delete et ouvrir la poubelle. En tout cas, je ne risque pas d’oublier de si tôt ce que j’ai vécu avec Lucienne. Toutes mes nuits sont hantées de rêves dont la signification me semble évidente. Souvent je m’y promène dans des villes interminables, détruites et solitaires, à la recherche d’objets perdus, d’une valise égarée, d’un cours dont l’examen est imminent et que je n’ai pas préparé, d’une paire de chaussures ou d’un vêtement indispensable à la pudeur.

Troisième jour

La nuit dernière, j’ai revu Lucienne à sa naissance, comme dans son album de photos. Elle était entourée de quatre mères, la véritable, pas trop éloignée de la cinquantaine, émerveillée que Lucienne ait quand même deux jambes et deux bras qui gigotent dans son berceau. Séquence suivante : les trois autres mères, les soeurs de Lucienne, se voient interdire la chambre du bébé, placé en couveuse par l’ancienne. Plus tard dans mon rêve, Lucienne grandit. Elle passe des bras de l’une dans ceux des autres. Elle se fait beaucoup cajoler. Pas de frère et les garçons ne peuvent franchir le seuil de la maison. Le père vit avec ses cinq femmes. La plus petite de ses femmes est sur ses genoux. Il lui donne un morceau de chocolat. Un jour, un garçon apparaît (sans doute moi, Benjamin). Mais, ce Benjamin n’est pas Benjamin, il ressemble à mon meilleur ami de l’époque, décédé plus tard dans un accident de voiture. Puis le rêve se met à galoper. Le beau-père, à la naissance de mon fils, dit : « Un garçon ! Qu’est-ce qu’ils vont faire de ça ? »
Je me suis réveillé comme un noyé sous la chasse d’eau de la suédoise. J’ai dû me rendormir puisque Lucienne bébé s’est remise à hurler dans son berceau, derrière toutes les portes closes, sous l’oeil vigilant et protecteur de la reine mère...
Après une nuit pareille, rien d’étonnant qu’il me faille attendre midi pour sortir de mon état de déprime et reprendre goût à la vie. Je n’aime pas que Francesca me téléphone en début de journée. Elle risque de me surprendre en flagrant délit de désespoir et de ne pas comprendre ma tristesse alors que je suis sensé avoir retrouvé le bonheur avec elle. J’ai toujours été cette araignée du matin qui se glisse dans l’existence contre son goût et ne se met à espérer qu'au crépuscule. Pourquoi ? Alors, l’amour physique du matin écarte l’angoisse qui naît avec mon réveil. Quand Francesca ouvre les yeux, elle ouvre les mains pour me faire de la place dans son corps. Elle possède le culte des siestes emmêlées où les préludes au sommeil se tapissent des baisers les plus osés du monde.
Il y a eu coup de foudre réciproque mais Francesca et moi ne nous sommes encore rien promis. J’ai été attiré par son élégance, les ensembles griffés qui virevoltent autour de ses formes ou qui les épousent étroitement, la chaleur de son regard, sa peau mate et parfumée, cet accent inimitable qu’ont les italiennes bilingues qui parlent un français adorable. Nous faisons le même métier, ce qui nous permet de ne pas devoir nous l’expliquer et de réserver plus de temps aux choses essentielles. Mes visites à Milan se sont multipliées. De professionnelles, elles sont devenues amoureuses. Avant, je ne connaissais pas l’Italie, en dehors de la gare de Vintimille que mon père, accro des chemins de fer, m’avait fait découvrir, au cours de vacances à Villefranche. Francesca incarne ma Renaissance italienne, elle aurait pu servir de modèle à la Naissance de Vénus de Sandro Botticelli. Un jour, j’ai prolongé ma mission à Venise, avec elle, et j’ai compris pourquoi je m’étais refusé d’y aller plus tôt avec Lucienne.
Cela fait déjà plus de deux ans que Francesca occupe le vide de ma vie conjugale. Combien de fois avons nous fait l’amour, en Belgique ou en Italie ? Le nombre cède le pas à l’intensité, au point que je m’interroge sur le caractère passionnel de notre liaison. Je ne me pose aucune question sur son passé. Je n’éprouve aucune inquiétude sur l’emploi de sa liberté quand il se passe de nombreuses semaines sans que nous puissions nous voir. Je sais qu’elle m’a laissé le temps pour décider de mettre fin à une vie d’où l’amour était exclu. Elle n’est en rien responsable de la mésentente de mon ancien couple. Je ne quitte pas Lucienne pour la remplacer par une autre femme mais pour donner un sens à ma vie. J’avoue que depuis des années je ne lui suis plus fidèle. J’ai cherché ailleurs ce que je ne trouvais plus chez elle. Mais, en ce faisant, je ne résolvais rien. Celles qui ont accepté de courir l’aventure avec moi espéraient sans doute aussi une réponse à leurs propres questions. J’ai offert de la tendresse sans espoir de véritable partage, j’ai aimé des corps de femme passionnément en espérant que la passion dure et je ne faisais que mentir car la passion ne dure pas plus que le temps d’une illusion.
« Je ne serai plus là à t’attendre... » Je viens d’écrire que nous ne nous sommes rien promis. Dans l’attente, cependant, il y a un engagement et une promesse de recommencement. Francesca envisage un renouveau, tant pour elle que pour moi. Et elle veut m’y forcer, c’est la portée de son message.

Quatrième jour

Je m’installe de mieux en mieux. J’éprouve, peut-être pour la première fois, un sentiment intense de liberté, une sensation assez nouvelle d’autonomie, de prise en charge, d’indépendance. Avant mon départ, je me sentais dominé par Lucienne qui m’imposait sa tyrannie. Je n’osais me soustraire à ses scènes qu’elle montait au moindre prétexte. Pourtant, il aurait été simple de prendre la porte pour échapper à ses pleurs ou à sa colère. J’étais son public préféré. Les couples qui ne s’entendent plus entrent facilement dans ce jeu infernal quand ils estiment qu’ils doivent continuer à vivre ensemble, ou, lorsqu’ils n’ont pas la force de signer la paix, en reconnaissant leurs fautes et leurs faiblesses. Lucienne à qui toute la famille et les amis ont toujours donné raison, est incapable d’avoir tort. La négociation est donc impossible. Elle préfère entrer dans son Intifada de type islamique et assiéger son ancien partenaire en invoquant la pureté de ses intentions et son droit irrévocable issu du mariage religieux. Mais voilà, Benjamin, de son côté, est un israélien taiseux, victime et donc bourreau à la fois.
Maman m’a appelé au téléphone. Elle voudrait me voir. Je ne peux pas lui refuser cela. Lucienne avait débarqué chez elle hier, sans prévenir, dans tous ses états. Elle tenait à peine sur ses jambes. Elle avait bu. Maman allait me demander de réfléchir, d’éviter l’irrémédiable.
- Je n’ai jamais pensé que les choses iraient si loin, ton père avait raison, avait-elle déjà dit au téléphone. Il ne fallait pas épouser une fille de gens ruinés incapables d’offrir des études secondaires à leurs rejetonnes… et cette idée de vouloir faire du théâtre que ton père ne supportait pas, laissait pressentir des facultés de dramatisation et de mises en scènes dont tu fais les frais aujourd’hui, mon pauvre Benjamin. Mais voilà, ce qui est fait est fait, chez nous on ne divorce pas.
Quand j’ai vu maman, le ton avait changé, elle s’était fait manipuler par Lucienne, cela se sentait à plein nez. J’ai essayé de lui faire comprendre que notre séparation était indispensable, qu’il était plus que temps, que sans ça nous allions droit à la catastrophe, au meurtre accidentel, que sais-je. Je lui ai décrit quelques scènes particulièrement violentes que je n’ai pas envie de reproduire ici.
- Et tes enfants ont vécu tout cela ?
- Oui, maman, ils étaient son public. En quelque sorte, nous étions ses otages. Elle me culpabilisait au point que je ne pouvais plus échapper à son emprise. Je me fais le reproche de ne pas avoir eu la force de rompre beaucoup plus tôt. Je pense, en réalité, que je la rendais folle par l’indifférence grandissante dans laquelle elle me plongeait. Lucienne ne supportait pas de ne plus être le centre du monde qu’elle avait toujours été depuis sa naissance.
- Benjamin, elle ne se souciait donc pas des effets de toutes ces mises en scène sur ses enfants ? Il faudra toute une vie pour réparer les dégâts, si c’est encore possible !
Cette réflexion m’a troublé terriblement. J’avais peu réfléchi au mal que cette mère infantile avait fait à mes enfants et au mal que ma passivité leur avait, me semble-t-il, également infligé. Mon métier d’auditeur interne, cependant, m’a appris qu’il faut toujours se placer au moment où l’erreur a été commise pour juger du degré de la responsabilité de celui qui s’est trompé. Pouvais-je faire autrement ? Pouvait-elle faire autrement compte tenu de sa nature et de son environnement familial ? Quoiqu’il en soit, j’avais franchi le Rubicon et ne reviendrais pas en arrière. Maman a compris.
- Maman, je vais en Italie, la semaine prochaine. Je te téléphonerai de là-bas.
- Ah ! C’est donc ça. Lucienne m’en a parlé...
Je suis parti en l’embrassant rapidement. J’ai su, à partir de cet instant, que le jugement des autres n’irait pas au-delà de cette explication simpliste. Ah ! Que ces histoires de couples qui se font puis se défont sont d’une horrible banalité mais source de souffrances insupportables. Et pourtant chaque fois l’espoir renaît, du moins en ce qui me concerne, sans que l’expérience passée ne l’avorte. Tant pis ou tant mieux ! J’ai sublimé Lucienne parce que j’étais un jeune mordu de la vie au cerveau façonné malheureusement par une éducation religieuse étroite.
Mes parents n’ont pas réussi à m’ouvrir les yeux sur les ferments des difficultés de la vie commune qui m’attendaient. A l’origine la communication entre mon père et moi était déficiente. Nous n’avons jamais été sur la même longueur d’onde. Mes sentiments m’aveuglaient et, lui, ne voyait que les aspects financiers. Maintenant, je suis à l’aube de Francesca, comme un adolescent qui redécouvre l’amour. Personne ne m’empêchera de croire à ma chance. Suis-je un homme suffisamment averti ? Je devrais l’être, j’ai vécu tant de choses, je pense être méthodique, réfléchi, prudent (c’est une des vertus de mon métier où on ne peut agir à la légère).
Je passe beaucoup de tant devant mon ordinateur portable. Mon cahier d’écolier ne sert que dans les salles d’attente, les cafés, et bientôt, les quais de gare, le hall de Bruxelles-National avant de prendre l’avion pour Milan. C’est aussi un outil intermédiaire pour noter des réflexions rapides que je développerai plus tard, un aide-mémoire avant de procéder à la véritable écriture, peut-être aussi un cahier où faire des croquis.
Je viens de me rendre compte que j’ai oublié chez Lucienne la deuxième clef de ma voiture (qui est aussi la sienne). Lucienne ne mettra pas longtemps à la retrouver et Dieu sait ce qu’elle sera capable d’en faire. Ce petit fait éclaire ce que je crains depuis longtemps. Lucienne n’ayant pas de métier, je puis m’attendre à une Guerre des Roses implacable dès qu’elle saura que je n’ai plus l’intention de me contenter d’une double vie.

Sixième jour

Hier, je n’ai rien écrit, même pas dans mon cahier. Préparatifs de voyage. Billets d’avion chez Carlson Wagons Lits. Déjeuner avec ma fille dans un restaurant turc du quartier. Passage rapide à mon bureau pour m’informer de l’évolution de quelques dossiers d’audit, notamment Paris et Londres. Lucienne téléphone à ma secrétaire tous les jours. J’en suis navré pour mon employée qui n’est pas payée pour ça. Mon avion est à 9 heures, vol Alitalia, atterrissage à 11 heures 20, à l’aéroport international de Milano Linate. Quelle joie de quitter Bruxelles pour retrouver Francesca et découvrir la Toscane ! Je suis comme un gamin qui part en vacances. Je n’ai aucun remords. Mon contrat avec Lucienne se termine, j’ai fait face à toutes mes obligations. Mes enfants sont grands. J’ai payé leurs études. Ils sont à même de se débrouiller dans la vie.
Je n’ai pas emmené mon P.C. dans mes bagages, pour ces quelques jours mon cahier suffira. Francesca organisera nos journées en prévoyant un temps d’écriture. Elle me l’a répété dans notre dernier coup de fil : « Le travail que tu fais est très important, même pour moi. »
Jusqu’à présent elle ne s’est jamais écartée de la ligne de conduite qu’elle s’est tracée et en attend autant des autres.
Je vole sur un McDonnell Douglas MD 80. Elégance, raffinement, sourires du personnel de bord italien. Je reconnais tout cela pour avoir pris souvent un vol sur Milan dans le cadre de ma profession. Le tapis se déroule sous l’avion, comme une carte I.G.N. Les nuages s’ouvrent par intermittences. Voilà des sommets enneigés, des lacs étincelants et déjà c’est la descente sur Milan où Francesca m’attend. Comment sera-t-elle habillée? Combien de temps me faudra-t-il attendre avant de pouvoir la déshabiller ? Je ne me tiens plus d’excitation et mon coeur bat à tout rompre. La beauté de Francesca Luini a fait le tour de tous les départements et des services. Certains de mes collègues, au courant de ma liaison,
m’incitent à la prudence. Pourquoi ? Comme si toutes les jolies femmes étaient légères. Et même si Francesca l’était, cela ne changerait rien à mon désir. Tous deux nous mettons notre passé dans la balance, leur poids s’équilibre. Rien ne sert d’en parler trop. Surtout, ne tirons pas de plans sur la comète... Vivons le moment présent...
L’avion traverse la dernière couche de nuages. Aeroporte de Linate. Je ferme mon cahier...

Septième jour

Nous n’aurions pas pu attendre plus longtemps. Les aires de repos étaient bondées. Je n’ai plus l’âge à me donner en spectacle. Elle m’a proposé de nous arrêter dans un hôtel, quitte à retarder notre arrivée à Ponte Buggianese. J’ai dit non, autant patienter encore, nous n’en serons que d’autant plus heureux... En fait, j’avais hâte de découvrir la Fattoria Settepassi, notre villégiature d’agriturismo, une ancienne manufacture de tabac et de cigares située en pleine campagne toscane, et parfaitement reconvertie. Nous n’avons pas ouvert nos bagages et avons tout de suite transformé le large lit matrimonial en ring de lutteurs. Par la fenêtre grande ouverte, le soleil couchant inondait les draps et la peau dorée de Francesca. Après nous nous sommes précipités dans la piscine avant d’aller prendre notre premier véritable repas toscan. A table, nous n’étions que deux couples. L’hôtel est vide. Autour de l’ancienne manufacture, les cyprès se profilent sur les pelouses, et, au loin, sombrent les contreforts de montagnes d’un violet confinant à la nuit. Les hirondelles entrent et sortent des toits en jetant des cris d’un bleu perçant. Dans la torpeur du soir, nous entendons le coassement des grenouilles et le coin-coin des canards accompagné du bruit de leurs ailes qu’ils secouent en sortant de la mare. Francesca s’est déshabillée pendant que j’écris. Dans le miroir de la salle de séjour, je la vois marcher nue en se dandinant comiquement. Elle fait des mouvements d’ailes avec ses bras. Avec elle, le spectacle est garanti et j’éclate souvent de rire, ce qui ne m’étais pas arrivé depuis longtemps. Cependant, derrière les collines toscanes aux dos arrondis, les forêts allongées près des méandres de l’Arno, les cyprès qui marchent deux par deux le long des chemins de campagne, se cachent les anciens démons encore si proches de mon passé qui continuent à m’obséder. J’éprouve aussi un malaise quand je crois sentir le regard des pupilles toscanes se fixer intensément sur la beauté sensuelle de Francesca et sa joie de vivre si différente de la mienne. Sans doute s’agit-il de simples images projetées par mon cerveau qui n’accepte pas encore que vingt ans de différence d’âge n’a aucune espèce d’importance quand on s’aime.
Je sens deux bras nus encercler mes épaules, des seins palpiter contre mon dos, une bouche chaude et humide glisser dans mon cou. Francesca souffle : « Mon amour... »
Mon stylo se met à trembler, je peux tout juste encore écrire en zigzag: « ...que j’aime ton parfum! ». Quand elle prononce le mot amour, le « r » semble sortir du plus profond de sa gorge. J’en frissonne...

Huitième jour

Elle s’est levée tôt. Elle est revenue de la piscine dans son peignoir de bain. Son maillot était resté pendu dans la salle de douche. Elle a dit qu’il n’était pas sec... mais qu’elle n’a rencontré personne. Pendant le petit-déjeuner elle a commandé le menu du soir : bruschetta (tranches de pain de campagne non grillées frottées à l’ail) aux tomates coupées en petits dés, gnocchis aux truffes blanches, bistecca alla fiorentina et une bouteille de Brunello.
- Il faut choisir entre la cuisine toscane et l’amour. Ou bien tu manges ou bien tu bouges.
Nous sommes partis d’un fou rire.
On a commencé par Florence. Avec le Spider Alfa Romeo blanc de Francesca, Florence est à peine à trois-quarts d’heure d’autoroute. Pendant le trajet, j’ai encore pensé au regard des autres. Cela me poursuit, je ne suis pas encore suffisamment détaché de mon passé. Il me rattrape. Parfois, je me demande si je ne suis pas en train d’organiser une fuite en avant, mais pour atteindre quoi, pour arriver où ? Toutefois, Francesca ne me permet pas de me noyer dans cette tristesse. Elle surveille mes états intérieurs avec une patience infinie. Un ange gardien ? Est-ce que ça existe ?
J’avais vu l’émission sur Florence dans les Racines et les Ailes. Je me croyais donc préparé au choc d’intense émotion qui m’a submergé dès l’instant où j’ai débouché sur la Piazza del Duomo. Etait-ce la fatigue ou l’effet de la foule de touristes sur moi ? Le campanile de Giotto s’est mis à vaciller dans le ciel au point que j’ai du me tenir à l’épaule de Francesca. Elle l’a pris pour un geste de tendresse. A côté de moi, un Français disait à sa femme :
- Regarde, la tour s’écarte du Dôme...
- Mais non, c’est un effet d’optique...
Moi, Benjamin, je suis sûr que je l’ai vue de travers comme celle de Pise que tout le monde connaît en carte postale... Ce déséquilibre me donna la nausée. J’avais hâte de m’asseoir. « Entrons dans le Dôme Sainte Marie de la fleur. »
Faute de chaises ou de bancs, les visiteurs étaient debout, assez pressés les uns contre les autres. Mes yeux montaient à la rencontre de la coupole de Filippo Brunelleschi, tandis que je sentais mes jambes flageoler sous mon corps. L’intérieur du monument dédié à la vierge était incroyablement beau. Je pris la main de Francesca. « Ne me quitte pas, jamais, même si je deviens fou. Cette coupole me fait mourir, elle m’écrase, tourne, s’arrête, recommence à tourner, de plus en plus vite. Francesca, toi aussi tu la vois girer à toute vitesse ? Elle va décoller, s’envoler dans le ciel de Florence comme une montgolfière. » Je me souviens qu’à ce moment-là, j’étais en proie à une panique indescriptible. Francesca m’a soutenu jusqu’à l’extérieur. Dans le Battistero, le malaise m’a repris mais j’ai pu m’asseoir sur un des bancs de repos pour touristes fatigués. Le Christ en mosaïques du Jugement Dernier est descendu de la coupole. Il s’est approché, nous a pris par la main, Francesca et moi.
Je me suis réveillé aux urgences de l’hôpital de Florence. Francesca se penchait au-dessus de moi: « Ce n’est rien, Benjamin, ça va passer. On appelle ça le syndrome de Stendhal... »
++
+
Ce texte a paru, à titre d'exemple, sur le site de l'Atelier de Lecture A.S.B.L. à Montegnéé B4420 http://www.leaweb.org/au mois de novembre 2007, pour des élèves du secondaire de la francophonie, participant à un concours sur la rédaction d'un journal intime, organisé par cet atelier dirigé par Jean-Luc Davagle.

jeudi 27 décembre 2007

Poème inédit dédié à la Saint Jean le 27 décembre 2007
















Un hublot à chaque oreille

Quand il la vit
il n'en cru pas ses yeux
elle portait un hublot
à chaque oreille

A bâbord et tribord
comme un navire
qui ouvre ses fenêtres
pour prendre l'air de la mer

Par ses hublots elle regardait
ne voyait rien
n'entendait rien
pas même l'appel des sirènes

Un regard de muette
un regard de myope
un iris vague
qui n'attend rien

Et lui qui croyait
qu'elle le regardait
se mit à lui parler
en langues étrangères

Du grec ancien
du syriaque ou de l'hébreu
non du tzigane
à cause des boucles d'oreille

Le mouvement de sa langue
et de ses lèvres
palpitait comme trois oiseaux
qui ne savent plus à quelle folie
se vouer

Dire quoi
et à qui
autant se taire
devant le silence de l'étrangère

Lui souffler un secret
avec la caresse d'un tremble peureux
à l'intérieur
de ses boucles en Limoges
où s'arrondissaient ses regards
apeurés
d'un écureuil traqué par la mémoire
qui déloge

Quand il la vit
elle était assise
comme on s'assoit sur un banc
d'une place triangulaire
pour ne rien faire
attendre on ne sait quoi
que tombent les feuilles mortes
de l'orme malade
autour de soi

Elle était là
immobile
concentrée sur l'effort
de ne pas avancer vers lui
même à petits pas prudents

Elle était là
image dans un miroir
où elle se regarderait
sans se voir

Elle ne disait rien
surtout pas une sorte de petit désespoir
qui n'intéresserait
personne

Et cela
jusqu'au seuil de la nuit
où il la verrait
illuminée par la lumière
d'un astre obscur

Faisait-elle signe au monde
à travers ses hublots de porcelaine
qu'elle ne quittait jamais

Comme si se dessinaient
deux bouées de sauvetage
sur le grain de sa peau de sable

Comme si les battements
de son cœur en dépendaient

Aussi
la nuit
les anneaux
ronds de son visage
reposaient
les yeux ouverts
pour veiller sur elle
jusqu'au matin

Pourtant
lui la voyait partout
depuis bien longtemps
avant qu'il commença à la regarder
chaque jour

Même qu'elle se lovait
entre les pages du livre
qu'il essayait d'écrire sur elle
à l'encre rouge

Son livre était comme un parc
aux allées interminables
où il la suivait
pas à pas

Souvent elle s'envolait
vers les nuages qui accouraient
au-dessus les croisières blanches
sur la crête des vagues

Elle s'endormait le soir
entre ses rêves
comme entre ses bras
qui faisaient semblant
de ne rien comprendre

Car le matin l'oreiller
cherchait en vain
les marques des boucles
rondes sur sa peau
de satin

Personne
n'aurait pu écarter sa présence
façade ou falaise
debout sur la mer

Toujours
au bout de l'interrogation
elle avait les doigts
en bourgeons éclosant à la vie
après l'hiver

Parfois
arrivée au point d'orgue
un chapelet de fleurs autour de la taille
elle colorait les instants
tandis que la porte s'ouvrait
sur l'ombre d'un reflet
la clenche suspendue à un rai de lumière

De l'autre côté se fermait la quiétude

Une à une
elle recousait les corolles
qui dans l'eau étaient tombées

Ainsi
elle
dont la mire ne fait que grandir
cristal rond
gonflé par la rondeur pesante des sanglots

Aubier des tourbillons avant l'écorce
étonnement des climats et
des étangs où se noie l'Ophélie

Abeille
sur la portée d'un chant mystique
butinant de ses lèvres minces
les étoiles de larmes blondes

Sous les cheveux d'aubépine
dressés par la surprise

Elle
qui range ses pensées
dans le tiroir rond
de sa cohérence

Elle
au sein de la nacre des perles dont le collier
avait failli glisser de sa nuque
sauvé juste à temps
par ses boucles d'oreille
blanches

Quand les saisons hibernent
le sommeil se feutre
et l'on oublie de respirer
vraiment

Le temps confond le silence de l'amour
avec la mort désavouée
émigrée vers des cieux
moins cléments

Quand l'ombre se déplace dans l'avance des solstices
les soupirs gravissent les escaliers
les lettres frissonnent
avant d'épouser l'absente
les pleureurs tressaillent
en écoutant le jeu du vent

Et
l'on se laisse embarquer
dans la traversée des îles
tout au-delà des aubes

Saphique en ses méandres
et sa musique particulière
bercée enivrée
dès lors qu'elle avait commencé
de marcher sur l'onde crépusculaire
dans l'odeur des palmes brûlées
les ailes en cendres
les regards cerclés précieusement
par l'écoute de ses boucles
rondes

Réapparition constante
comme un refrain
sur la paume de la mer
où elle succombe pour renaître
toujours plus réduite
au rang des sirènes
par le langage de celui
qui n'ose s'exprimer

Il trempait sa plume
dans l'encre des hibiscus
il rougissait ses messages qu'il cachait
a ceux qui auraient eu envie de les lire
recopiant les trilles des rossignols
aux langueurs de danses aériennes
comme s'il allait l'épouser

Elle
à la fois
tache de lumière et
laurier à l'orée du monde

Nue
à l'aube
de la densité
des routes forestières

Voilà
comment dire
pendant qu'elle

Elle
dans le noyau du cœur
martelé de petites peurs
déchirée à coup de petites dents
aiguise un couteau
ou un clou bleu
forgé au feu de son cerveau
qui la transperce
de douleur

Elle
toujours
qui maintenant sommeille
le corps nu dans une robe de lune
longue fragile transparente

Nuit de cils endormis
front tendu sur deux rides
qui la prolongent
au-delà de son exil

Et l'arc se brisait
au-dessus
d'une tendresse abusée

Les rues
frôlaient les maisons
aux volets fermés

Les mots métissés
de vermeils et d'émaux
frappaient aux portes closes

Ils se brisaient les ongles
sur les arondes
se faisaient les griffes
jusqu'au sang

Derrière les failles
tremblaient
les flammes des bougies

De longs chagrins
s'échangeaient des confidences
autour des tables à souvenirs

Pâles les enfants des villes
les regardaient par les trous de serrure
avant de pleurer

Lui
par contre
la contemplait
toujours plus

Elle
qui s'était réfugiée sous le clocher du délire
se balançant aux anneaux de ses oreilles
de bâbord à tribord
comme les hublots de son navire
en pleine haute mer

Elle
toujours plus belle
comme une phrase achevée

Assise encore
sous la cloche
de la place triangulaire

Chaque fois qu'il la revoyait
irréelle comme une image
sur l'eau de ses rêves







lundi 4 juin 2007

Cette exécution de Furnes, suite de réactions


J'ai déjà publié ici la réaction que j'avais adressée à "la Libre", suite à l'article que ce quotidien avait consacré à "l'Obéissance" de François Sureau. Peu de temps après, c'est l'excellente plume de Ghislain Cotton qui chroniquait le même roman dans l'hebdomadaire "le Vif l'Express". Soucieux de remettre la vérité historique une fois encore d'aplomb, j'ai réagi auprès du Vif, qui a d'ailleurs accepter de publier une partie de la lettre que je reproduis in extenso ci-après. Une petite pièce de plus à verser, ni à charge ni à décharge mais pour simple compte de l'Histoire, de ce dossier peu commun et qui, il faut bien l'admettre, nourrit bien des imaginaires...
Voici donc.

Monsieur le directeur général du Vif-Express,

J’apprécie beaucoup les critiques littéraires de Ghislain Cotton. Cependant, l’analyse du roman de François Sureau, l’Obéissance, parue dans le Vif du 23 février, m’incite à mettre le lecteur en garde contre la manipulation, exercée par l’auteur français, sur des évènements faisant partie de l’histoire de la guerre de 14-18. et qui aboutit à présenter les autorités belges de l’époque (le Roi Albert I et le Ministre de la Justice Carton de Wiart) comme des irresponsables s’amusant en pleine guerre à déranger une guillotine de Paris et son bourreau Bleiber pour exécuter un maréchal des logis coupable du meurtre non prémédité de deux personnes, au cours d’un vol qui se termine mal pour tout le monde. Plusieurs ouvrages dont celui de Siegfried Debaeke De laatste onthoofding relatent une vérité bien différente. Emiel Ferfaille assassine son amie enceinte de ses oeuvres, avec une brutalité inouïe, pour pouvoir reprendre sa liberté et continuer à séduire d’autres femmes. Pour ce crime odieux, il est condamné à mort après un long procès du tribunal militaire qui, comme de juste, ne lui laisse aucune circonstance atténuante. Pour les crimes de droit commun la loi prévoit encore la décapitation. La Belgique possède des guillotines mais elles sont en zone occupée par les Allemands, de même qu’un bourreau et ses deux suppléants, bien incapables d’exécuter qui que ce soit, car ils ne l’ont jamais fait, le Roi graciant automatiquement les condamnés à la peine capitale, depuis 55 ans. Devant l’horreur du crime perpétré par ce sous-officier, le Roi décide de faire un exemple. Par ailleurs, il n’a pas non plus gracié onze autres militaires qui furent fusillés pour différents crimes de guerre durant les quatre années d’hostilités. Nul flamand n’ignore que les Allemands n’ont jamais mis un pied à Furnes durant la première guerre mondiale. Tout le montage administratif, au niveau international, de Sureau, pour la délivrance de sauf-conduits nécessaires à la traversée du front, est inventé de toutes pièces. Il est invraisemblable et inutile. Les belligérants, à la fin de la guerre, avaient d’autres chats à fouetter. Et les trains roulaient encore entre Paris et Furnes. Bien entendu, à proximité du front, le voyage ne fut pas une promenade de santé. Je n’ai pas compris, non plus, pourquoi les belges, selon Sureau, seraient allés exécuter un belge chez les Allemands. Qui peut croire pareille histoire ? Ferfaille a été décapité à l’intérieur de la prison de Furnes et pas sur la grand place qui n’a pas été bombardée par des avions anglais, mais par des obus allemands. Voulant faire un procès de l’absurdité, Sureau a transformé la vérité. Ce récit est inacceptable pour le Roi Albert I, pour nos valeureux soldats du front de l’Yser, pour les habitants de Furnes, pour les belges qui ne sont pas les imbéciles que l’on dit. Le travail du romancier devrait être oeuvre de mémoire dans le respect de la vérité historique. Manifestement, cette vérité Sureau ne la connaissait pas. Il ne connaissait qu’une anecdote et n’est pas allé au-delà, pensant qu’il pouvait remplacer la réalité par son talent inventif. Il fallait - roman oblige ? - fabriquer des personnages de théâtre pour piéger les critiques littéraires qui n’ont pas le temps de faire de la critique historique. Non, François Sureau, Furnes n’était pas en zone occupée par l’envahisseur. Pourquoi n’avez-vous pas tout inventé sans vous inspirer du tout de notre histoire ? Vous n’auriez blessé personne et seriez resté crédible.

La photo : Il est toujours si peu imaginable qu'un boureau puisse mener la vie de simple quidam... Ici une photographie du mariage du bourreau Bleiber, l'exécuteur de Furnes

samedi 2 juin 2007

La gondole sur le Canal du Centre (2)




Si je publie sur ce blogue "La Gondole de l'Orient Express", c'est bien sûr afin de la partager avec le plus grand nombre, mais aussi parce qu'elle fut à l'origine d'une aventure singulière.
Après notre voyage à Venise de février 2002, j'ai eu envie de raconter une histoire qui traduirait le ravissement de notre découverte. Décrire Venise enveloppée de mystère dans la brume étincelante et diaphane du mois de février. Venise si différente de celle des mois d'été qui l'accablent de chaleur, une Venise de chez nous.
C'est ainsi que naquit le récit de Zéno dans mon esprit.
Une bonne inspiration puisque la nouvelle eut l'air de plaire au jury du concours de nouvelles organisé par l'A.E.B. (Association des Ecrivains francophones de Belgique) qui la publia dans son livre jubilaire en octobre 2002. "La gondole de l'Orient Express"(c'était son titre parut ensuite dans "Centritudes", diffusé par le Centre Culturel du Centre, à l'occasion de son 25e anniversaire, en 2004.
Quand Saverino Iacobbuci lut mon texte, il exulta. Tant mieux ou tant pis si quelqu'un d'autre que lui avait eu le rêve avant lui d'amener une gondole sur le canal du Centre...
Car la réalité a en effet dépassé la fiction. A l'occasion du 60e anniversaire des accords miniers belgo-italiens, les gestionnaires de la Cantine des Italiens à Houdeng se sont lancés dans une aventure un peu folle, celle de la gondole de l'Orient Express : ramener deux gondoles vénitiennes et les faire évoluer sur le canal du Centre, aux pieds des célèbres ascenseurs !
Ainsi fut fait, comme en témoigne les très belles photos de Salvatore Arfeli, photographe à Haine St-Pierre, amoureux de sa New Beetle Cabriolet Bleu speed et qui blogue aussi sur blogspot !

La gondole de l'Orient Express (1)

Moi qui pâlis au nom de Venise, la sérénissime lagunaire qui occupait mon esprit et mon coeur depuis tant d’années, allais enfin à sa rencontre comme l’on va vers une promise, voilée et mystérieuse, dressée sur les rivages de l’imaginaire. Moi qui m’interdisais Venise parce que je ne voulais pas la découvrir comme tant de touristes avides d’émotions faciles, se précipitant en foule dans une ville rapidement asphyxiée par leur curiosité parfois outrageuse, allais oublier toutes les fausses raisons invoquées, dans le but de me singulariser, pour faire comme tout le monde. Peut-on refuser ce que vous offre la chance lorsqu’on est né coiffé ? C’est la chance qui, le 2 février 1987, me fit prendre l’Orient Express ( le Venice Simplon-Orient- Express ), venant de Londres, à la gare de Boulogne, en direction de Paris, Dijon, Lausanne, Milan, Vérone et de la gare terminus de Venise. Comment désespérer des tirages au sort lorsque le sort vous surprend à vous combler d’un voyage luxueux, dans lequel vous entrez comme un passager clandestin, avec un bagage démodé manquant totalement de classe que vous essayez de dissimuler au regard un peu méprisant des autres voyageurs ? Ce voyage fastueux était le premier prix d’un concours que j’avais gagné par le plus grand des hasards.

Après un parcours ferroviaire d’un confort tout à fait inhabituel pour moi, j’ai atteint l’objet de tous mes agréments, au-delà des quais d’une gare maritime, derrière laquelle voguait une ville méconnaissable, différente de tout ce que j’avais imaginé dans mes rêves les plus forts. C’était Toi, ô ma Venise ophélienne, Toi qui me fit pâlir tant de fois, à l’époque de nos amours lointaines et inavouables, quand je t ’écartais de mon désir, dans l’angoisse de te perdre avant de t’avoir trouvée. Venise que je devinais de l’autre côté du Grande Canale, dans la brume étincelante et diaphane du mois de février. Venise lumineuse étalant les ogives de tes palais et l’or de tes voûtes, tes arcs et fenêtres en arabesques dans le silence de tes canaux saumâtres et glauques sur lesquels tu jettes les marches de tes ponts comme se joignent les doigts des mains qui s’épousent. Ô ma Venise tant reniée.

Le Ponte Salzi franchi avec mon maigre bagage, j’étais rendu à la modestie et aux limites de ma bourse. Les largesses du prix que j’avais gagné s’arrêtaient là. Je retournais à la vérité. Je me sentais plus léger et plus conforme à moi-même, prêt aux flâneries sans autre but que le dépaysement ou la surprise.

La chambre que j’avais louée n’était pas plus grande qu’un compartiment de pullman: un lit, un lavabo, une seule fenêtre s’ouvrant sur le Canale de San Polo du quartier du même nom.

Zeno, le gondolier, était de Dorsoduro, un quartier limitrophe au mien, situé du même côté du Grande Canale. Dès notre première rencontre, il me proposa une ballade en gondole. Je tâtai le paquet de lires que j’avais dans la poche. Je résistai à peine à son invitation. Ce serait mon baptême, mon initiation aux charmes de Venise. Après la ballade silencieuse, troublée par les seuls clapotis de l’eau et le mouvement de la rame, il me fixa un rendez-vous pour le lendemain, sans me réclamer son dû. Et tous les jours qui suivirent, ce fut la même chose. Nous passions par d’autres voies, sous d’autres ponts, chaque fois pareils mais différents, à travers l’étrange magie des eaux de la ville insulaire. « Arrivederci, a domani mattina ! » Toujours il écartait la moindre participation de ma part. Il faisait un geste avec un sourire, on verrait plus tard. Parfois j’avais la compagnie de quelques touristes, alors il me faisait passer pour un de ses amis afin de ne pas souligner mon privilège. Je ne comprenais rien à sa générosité. Tout vénitien qu’il fût, il n’était pas mon banquier. Mais j’étais bien son débiteur et mon ardoise s’allongeait de plus en plus. Que se passerait-il s’il me présentait la note ? Je me voyais déjà, condamné pour grivèlerie par la Cour des Doges, traverser le pont des soupirs pour aller purger ma peine dans les cachots de la Sérénissime. Cette pensée anachronique parvint à m’amuser. Après tout, je ne lui avais rien demandé et étais d’abord son otage; d’un autre côté, c’était la chance qui continuait à me sourire car je visitais Venise comme un roi. Après le pullman, la gondole, noire, légère, harmonieuse, aux formes asymétriques et sensuelles, glissant comme une fée gourmande sur les flots de Venise. Je vivais des situations parfaitement cohérentes et logiques que j’avais avantage à accepter, du moins provisoirement. Je ne tarirais pas d’éloges sur l’hospitalité et le sens de l’accueil des Vénitiens.

Zeno vivait seul. Son fils Toni avait quitté Venise après son mariage avec Margareta, une Milanaise. Ils avaient émigré en Belgique, dans la province du Hainaut, comme tant d’autres Italiens poussés par le chômage et la crise. Ils avaient fait quatre enfants.

Zeno était âgé mais se tenait encore droit, au bout de sa rame qu’il maniait avec aisance, n’ayant jamais rien fait d’autre depuis son adolescence. Sous son chapeau noir, ses cheveux étaient blancs. Pour moi, il ressemblait au vieil homme et la mer d’Hemingway; c’était le vieil homme et Venise. Souvent, après notre navigation, il acceptait le verre que je lui offrais, debout, au comptoir d’un bar. Alors, il parlait d’abondance de ses difficultés, de sa solitude, des affaires qui allaient de plus en plus mal, malgré le flot de touristes de plus en plus grand. La majeure partie de ses gains, en dehors du peu qu’il lui fallait pour vivre, il l’avait affectée au remboursement des prêts contractés par ses enfants pour l’achat de leur maison et d’un fonds de commerce de fruits et légumes, dans le centre d’Houdeng, en Belgique. Généralement, c’est le contraire qui se passe. Les immigrés italiens aident les membres de leur famille restés en Italie.

Je commençais à comprendre l’intérêt que Zeno me portait et son apparente générosité qui n’était peut-être qu’un calcul à échéances plus éloignées. Il m’avait repéré et spéculait sur mes possibilités d’opérer des liens entre Venise et la Belgique. Je suis convaincu qu’il ne cherchait pas à m’exploiter. Il voulait une aide. Mais que pouvais-je lui offrir ?

Un jour, il me montra des photos jaunies de ses enfants et petits enfants: « Là, c’est Giorgio. La petite avec le noeud dans les cheveux, c’est Maria, une vraie Madonina. Et voilà Carlo et Giovanni, de vrais brigands, la maffia de la famille ». En parlant ainsi, il avait la larme à l’oeil comme lorsque souffle un vent froid. Sa voix rauque tremblait un peu: « Il est temps Giovanni - il m’appelait Giovanni- , il est temps que j’aille les retrouver. Je ne veux pas mourir seul et être enterré seul au Cimetero de San Michele. Maintenant, ma place est là-bas...Mais que faire de ma Gondola, Giovanni, je ne peux pas l’abandonner... ».

Effectivement, que faire ? Que faire ? C’est alors que commença à germer l’idée la plus folle, le rêve le plus déraisonnable que j’ai jamais eu de ma vie : transporter la gondole de Zeno avec Zeno par l’Orient Express vers la Belgique. Souvent le rêve dépasse la réalité; il est le plus fort, il conduit le monde. J’avais une mission à accomplir. Le destin avait attendu que Zeno soit sur ma route pour me parler. Avant, Venise, c’était trop tôt.

Maintenant, à l’aube du dernier voyage de Zeno, il me fallait préparer le grand départ d’une nef, de l’orient vers l’occident qui, selon la tradition du Livre des Morts des Egyptiens, reçoit les âmes traversant les heures de la Nuit quand le soleil a sombré dans la mer infinie. Il fallait donc un rituel grandiose, digne aussi des fastes de Venise.

Sans dévoiler mes projets, je prévins Zeno que j’avais affaire pendant quelques jours, qu’il ne devait pas s’inquiéter, et je commençai mes démarches. J’avais la foi et triompherais de toutes les difficultés. Même si aux services de l’Orient Express je n’étais pas un inconnu, puisque j’avais été leur invité, il fallait d’abord assurer mes arrières. La Radio Télévision Italienne - la R.A.I.- vit, dans mon projet, l’occasion de meubler l’actualité de façon originale et de servir - comme si s’était encore nécessaire - le tourisme italien. Le Maire de Venise comprit qu’il devait se comporter comme un véritable descendant des Doges qui n’auraient pas hésité, surtout après la bataille de Lepante, à favoriser une entreprise sympathique avec l’Occident. La formation de l’Europe avait déjà commencée. Quant aux Chemins de Fer italiens, ils mirent gracieusement un wagon de transport de voitures automobiles à la disposition de la Compagnie des Wagons Lits. La gondole de Zeno mesurait douze mètres ; il fallait donc un véhicule de transport suffisamment long et capable de supporter les vitesses d’un train rapide. En huit jours de temps, tout était organisé, y compris la poursuite du voyage de Paris vers le Canal du Centre à Houdeng.

C’était merveilleux! Mon conte de fées était né. Je n’en pouvais plus d’excitation et avais hâte à revoir Zeno. Il m’attendait: « Je savais que tu trouverais, Giovanni. Hier, j’ai été prier la Santa Maria delle Salute, elle m’a exaucé . Je vais terminer ma vie avec mes enfants sans quitter ma chère gondole qui, après ma femme - Dieu ait son âme - est celle à qui je tiens le plus au monde. »

Venise fit à Zeno un adieu poignant. Ce jour-là, pas une gondole ne naviguait sur les canaux. Tous les gondoliers s’étaient réunis sur la Piazetta de San Marco pour accompagner Zeno jusqu’à l’embarcadère où était amarrée une gondole superbe, pleine de fleurs, aux couleurs de Butero, face à l’église Santa Maria della Pieta où jadis officiait Vivaldi, riva degli Schiavoni. Le portail de l’église était grand ouvert; on entendait les Quatre Saisons. Zeno poussa sa gondole telle une île flottante vers le milieu du Canale San Marco. Il navigua lentement vers le bassin maritime où la gondole fut hissée sur le plateau du wagon et recouverte d’une bâche blanche, brillante comme une soie de robe de mariée.

Trois jours plus tard, la gondole et Zeno accostaient à la Cantine des Italiens, le long du Canal du Centre. Toute sa famille était là, entourée de quelques centaines de compatriotes. Zeno pleurait au milieu des cris de joie. Moi aussi, j’avais le coeur serré et les yeux embués du souvenir de Venise. Zeno imprimait à la scène le rêve qu’il n’avait cessé de porter en lui et qui donnait à ce coin du Hainaut une aura italienne. Même ceux qui ne connaissaient Venise qu’à travers les livres d’images ressentaient la grâce de la cité divine dont Zeno était le messager. Le Canale grande du Centre s’étalait dans toute sa majesté. Les bateaux- mouches s’étaient métamorphosés en vaporetti trépignants d’impatience. Des pieux d’amarrage multicolores s’étaient dressés le long de l’embarcadère, le feuillage des arbres transformé en façades de palais rutilants qui se miroitaient dans l’eau verte où plongeait l’aviron de la Gondola. Maintenant, toute la famille de Zeno, des amis du septième quartier de Venise, des cousins et cousines dont on n’avait jamais entendu parler, se retrouvèrent dans l’élégante nef vénitienne. Elle prit la direction de la cathédrale de métal construite au bout du cours d’eau , comme si elle s’apprêtait à entrer dans le port d’un monde nouveau. Moi, qui pâlis au nom de Venise, je ne voyais plus qu’elle jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans les brumes du soir, avec la silhouette de la gondole de Zeno.

mardi 29 mai 2007

A propos de "Ténéré"


Si Jean Botquin se retrouve en deuxième position du Prix Wilfrid Lucas 2006, c’est parce que le jury des Grands Prix Littéraires, se conformant à la demande de l’auteur, a examiné pour cette catégorie, ce « Ténéré » qu’il a souhaité soumettre à son jugement ! En effet, le même ouvrage aurait pu tout autant être couronné dans les « Prix Spéciaux », voire concourir pour le « Grand Prix de Poésie Mystique Pierre Dabin ». En effet, recueil en trois parties distinctes et ne formant, pourtant, qu’un seul tout au fond remarquablement cohérent, Ténéré allie à la fois la poésie libre, la prose poétique et, point d’orgue de ce recueil existentialiste, une nouvelle où, exprimant la pleine mesure de son talent de novelliste, Jean Botquin nous narre l’histoire de Fatma, l’insoumise, dont le destin légendaire semble lié au devenir de la Kabylie… Recueil au parfum d’ailleurs, humant le sable chaud et le silence statique du désert, Ténéré place d’emblée l’homme face à sa destinée. Confronté à ce lieu de non-vie apparente, l’auteur nous entraîne dans sa recherche de la spiritualité : de son enveloppe charnelle, chaque fois oubliée et chaque fois délaissée, pourquoi l’Esprit ne garde-t-il aucune mémoire ? « Naître une nouvelle fois sans renaître sans rien savoir sans mémoire sans traces sans marque aucune les racines oubliées… Cela m’est arrivé plusieurs fois sans doute/mais comment le savoir vraiment ? » Tout est quête et symbole, dans l’univers désertique où seuls subsistent des traces de vie, lorsque l’on prend pour tout bagage « le vide/et le vide du souvenir » mais, salvateur, subsiste et rayonne l’Amour et « les grains de sable/sont innombrables/comme l’infinitude des grains d’amour ». Une recherche de l’âme qui se poursuit dans les cinq textes en prose poétique qui suivent ce premier volet, l’Esprit éternel qui habite même ce « paquet de loques » que l’Homme « aurait dû serrer contre son cœur… sans avoir peur/de ce qu’il cachait sous ses hardes/et qu’il aurait lu dans ses yeux ». Un recueil difficile parce que dérangeant, mais dont la profondeur et la beauté de style valent largement, à son auteur, ex-aequo avec Rémy Silvestre, le deuxième prix Wilfrid Lucas.

Véronique Flabat-Piot
Vice-Présidente et déléguée Francophonie de la SPAF
Co-responsable des Grands Prix
Présidente-fondatrice ASBL « La Plume Vagabonde »

vendredi 11 mai 2007

L'arbre des Exécuteurs, en radio

Suite à cet article concernant "L'obéissance" de François Sureau, paru dans la Libre Belgique, article qui a déjà fait l'objet d'un billet sur ces Ecrits, Jacques Baudouin et Claude Delacroix animateurs du quoidien Flash Back diffusé en début d'après-midi sur la Une radio de la RTBF ont également marqué de l'intérêt et de la curiosité pour cet épisode singulier de notre histoire. Il en ont fait une émission, que l'on peut écouter et réécouter ici, entretien où il fut tant question de ce fait divers qui inspira François Sureau que de l'Arbre des Exécuteurs. Podcast donc.




mercredi 9 mai 2007

Marie Nicolaï présente "Boris et Boris" au Grenier Jane Tony


Le 5 mai dernier, Marie Nicolaï, m'a fait le plaisir de présenter "Boris et Boris", publié par Memory Press, au Grenier Jane Tony à Ixelles. Je rapporte ici quelques unes de ses réflexions :

"Alors que tant d’écrivains ne savent comment tourner autour du mot, Jean Botquin se joue des difficultés, de sorte que son livre qui, normalement, devait être un dur labeur au niveau de la composition, va tout seul!
Le romancier, dit-on, invente avec ses souvenirs...Boris et Boris, au début de la guerre 1940-1945, ont 12 ans. L’auteur en avait 8. La véracité du livre est telle que moi (Marie Nicolaï) qui en avait, à cette époque, 17, et donc plus à même, sans doute, de me souvenir, ai pu apprécier combien ce livre est vivant. Quelle mémoire et quelle imagination!
...L’exode durant lequel le père Lenoir, entrepreneur de pompes funèbres, trimbale le corps de sa fille Marie-France qui vient d’être tuée, dans un de ses propres cercueils est, je crois, unique, dans les lettres.
Les amitiés particulières (garçons ou filles) n’ont rien d’extraordinaire. Mais certaines parties-cul-ières peuvent, de la part d’ ecclésiastiques, paraître étonnantes, surtout décrites, page 34 et suivantes, comme Jean Botquin le fait, tout en épaisseur et en finesse.
Amitié particulière, en effet. A mon sens, Boris Remue, le fils du libraire, est réellement amoureux de Boris Lenoir, d’un amour véritable. Chez Verlaine, les manigances autour de Rimbaud ou de Lucien Létinois, par exemple, sont affolantes et perverses. Ici, les sentiments ont une retenue, une route barrée fort bien déterminée. S’agit-il d’une amitié ambiguë, comme on le lit sur la bande annonce du livre ? Je n’ai pas perçu cela; je crois que, pour Boris Remue, l’amour restera en ligne de mire l’image du petit garçon qui, dans un collège catholique à la foi pure et dure, sentait la lavande et représentait à jamais, malgré tout, le sexe opposé. Je me trompe ? "

samedi 5 mai 2007

L'arbre des Exécuteurs, nouvelle sève



Dans un précédent billet, je faisais référence au dernier roman de François Sureau, "L'Obéissance" et à ma réaction que le quotidien bruxellois La Libre Belgique a publiée en page "tendances" au mois de mars dernier. Comme je le précise dans cet article, j'ai eu lors de la rédaction de mon premier roman l'occasion de me frotter à l'univers très singulier des exécuteurs des hautes oeuvres de justice. C'est ce qui rapproche "L'obéissance" et "L'arbre des Exécuteurs".
Ce roman met en scène un cadre subalterne d’une entreprise financière multinationale, Lucien Ménager qui travaille dans un service de contentieux où il s’occupe de la récupération de créances litigieuses. La Chicago First Factoring est une entreprise paternaliste et autocratique qui exerce indéniablement une autorité dont l’influence menace jusqu’à la vie privée de chaque membre du personnel. On pense à une espèce d’univers orwellien surréaliste présidé par un Directoire Suprême qui a tout à dire. Roman étrange qui ressemble à un polar où l’on traite de bureaucratie, de syndicalisme, du monde des arts, de nouvelles spiritualités, de réincarnation. Lucien Ménager nous entraîne dans une enquête passionnante dont l’aboutissement lui sera fatal. Dans ce roman, l’invention transforme la réalité au point de la rendre burlesque. Conte moderne, farce, rêve prémonitoire, ce livre est un voyage dans un univers onirique qui transcende le quotidien.
A l'époque, j'ai publié ce roman sous le pseudonyme de Régis Maldague. J'étais encore à la tête de l'équipe des auditeurs internes crédit d'une grande institution financière. On devinera dès lors mes sources d'inspiration et l'appel fait à la complicité même de ceux qui pourraient se sentir visés mais qui décident d'en rire.
L’arbre des exécuteurs obtint le prix du roman Gustave Flaubert de l’Académie des provinces françaises à Mâcon en 1998. Il fut publié aux éditions Claude Dejaie. Ce roman n'est plus en librairie, mais il reste disponible. Avis aux curieux de l'estrapade... Il suffit de m'adresser un courriel.

illustrations d’Endre Szabo
254 pages 13cm x 21
couverture bichrome plastifiée
15 € + frais de port.

vendredi 4 mai 2007

Un amour délocalisé


Bruxelles, début mars 19..

Anaïs chérie,

A peine sorti de Lyon, le train s’arrête.
On nous annonce: « Par suite d’un acte de malveillance d’un voyageur, nous subirons un retard d’une demie heure. » Je n’en crois rien. La vérité est que ce train se sent coupable de nous séparer. Plein de remords, il veut retourner à la gare Perrache, comme moi, pour te retrouver sur le quai où je t’ai abandonnée, petite fille de soleil aux yeux baignés de nuages. Hélas, même si tu es dans mon coeur et ma tête, je te sais lointaine et pâle sur l’horizon de mon délire...

Tes caresses me font rêver et penser que nous ne pouvons plus mourir, désormais. L’amour est synonyme de vie, d’énergie, d’enrichissement. Il me fait exploser de l’intérieur, je suis un volcan, coulée de lave, larmes qui te fécondent. Et pourtant Anaïs, je sombre dans ce train où personne ne sourit, où tout le monde regarde sa montre et me reproche l’éternité que tu me fais vivre de façon tellement forte.

J’ai deux sièges, tu pourrais être à côté de moi, je te caresserais à travers l’étoffe de nos pantalons, tu t’ouvrirais, j’en suis sûr, pleine de ce miel que j’ai gardé dans la bouche...Ton siège est resté inviolé. Personne ne veut s’y asseoir de peur de s’y brûler. Aussi, j’y ai vite déposé toutes les clefs qui font palpiter mon désir, avec lesquelles j’ouvrais toutes tes portes. J’entrais de partout en partout. Suis-je sorti de toi ? Je ne suis plus rien d’autre que celui que tu as laissé après l’avoir annexé, inféodé, rempli, vidé. Et les clefs sont là, maintenant, pauvres instruments de torture de notre amour disloqué, délocalisé.

Le train, après une demie heure d’attente est reparti. A Dijon, j’ai changé pour Bruxelles. J’ai dormi, mangé un sandwich, bu un café. Je te revois, comme ce matin, au lever, après nos croissants. Dans mes paumes, ton corps lisse, mince, bouleversant. Je m’attarde aux endroits fragiles, estuaires, petites baies, golfes, fins de mers intérieures, débuts d’éternité, lèvres tendres que mes doigts assouplissent et qui m’érotisent à me rompre le coeur. Tu fermes les yeux...Je te vois, encore et encore, sortir de l’eau, tes cheveux mouillés aplatis sur le crâne, qui te transforment en môme brusquement désespérée, comme au bord d’un précipice que tu aurais cherché à ignorer, là, quelque part où l’être prend son envol.

Anaïs, tu te souviens, nous revenions de Grenoble. J’étais à ta droite. Tu lisais, je pense, Le Très-Bas de Christian Bobin. Ou peut-être un Paul Auster, je ne sais plus. Ma jambe gauche touchait ta jambe droite. Je sentais, à travers ce point, passer une énergie étrange qui, à la fois, me désangoissait et nourrissait mon désir. Je m’étais mis à t’écrire pendant que tu lisais. Je te posais des questions sur le papier. Est-ce que toi aussi tu me reçois pleinement comme je te reçois, cinq sur cinq ? J’écrivais, c’est la première fois de ma vie que je suis aussi proche d’une femme qui n’hésite pas à jeter un pont au-dessus de ses angoisses. Anaïs, ta sensibilité me bouleverse. A un moment donné, tu m’as embrassé au milieu d’une phrase de ton livre. Puis, je t’entendis à nouveau tourner les pages. Il me semblait que ce bruit léger affinait mon oreille par laquelle tu entrais en moi. Je baignais dans le halo de ton corps, dans ton irradiation. Ce jour-là, ton aura devait être très forte pour qu’elle m’impressionnât autant. Nous roulions ensemble dans la même direction comme un vrai couple, qui rentre chez lui. Le voyage nous réunissait au lieu de nous séparer comme aujourd’hui. C’était bon, paisible, tranquillisant. Oui, le bonheur est composé d’infiniment petits, de deux genoux l’un contre l’autre, de cette complicité secrète qui nous effleure à peine...

Pourquoi la navigation de nos corps emmêlés, la rencontre de nos fragilités, nos attirances chaque fois renouvelées doivent-elles s’entrecouper de malaises comme si le bonheur et le chant de nos sensualités ne pouvaient être complets...Oui, pourquoi ? N’avons-nous pas enfin mérité notre libération intérieure ?

Je t’embrasse de toute ma tendresse...


Noël


*


Lyon, fin mars 19..


Mon Noël,


Ne m’en veux pas, j’ai peur et pour tromper mon angoisse, je viens te parler, en pleine nuit. J’ai l’impression que je vis cela pour la première fois... Avant, avec P., le père de mes enfants, c’était autre chose. Un amour d’enfance prolongé, une espèce d’adolescence conforme au souhait des parents, même si au début ils n’étaient pas d’accord parce que nous avions commencé trop tôt. C’était, il me semble, un amour où nous reproduisions nos besoins d’être protégés, où je cherchais un père et lui une mère, quelque chose comme la continuation de la famille préexistante, où j’étais pareille à ma mère et lui pareil à son père.

Aujourd’hui, je transgresse mes interdits, je vis une espèce de folie, je me sens devenir femme comme si je ne l’avais jamais été. Je fais l’amour avec le soleil, Noël, car tu es mon soleil, c’est d’ailleurs ton signe. Tu éclaires mon corps, il me semble que je suis jolie, avant toi je ne l’étais pas, je ne pouvais me regarder dans le miroir, je ne savais comment j’étais faite. Tiens, regarde ces photos que tu as prises de moi, je ne m’étais jamais vue comme ça, je ne m’étais jamais regardée. Je ne savais pas que j’avais cette petite fente entre les jambes ou je l’avais oublié, cela ne m’intéressait plus. Quand je regarde mes seins, je vois et je sens tes mains qui les caressent. Tu me révèles, j’étais morte, je ne croyais plus que cela pourrait encore m’arriver. Quel miracle, je ressuscite ! Il y a un an, j’étais dans ce même lit où nous faisons l’amour, je ne pouvais dormir tellement je pleurais, tellement ma vie était détruite, j’étais malade de désamour et d’abandon. Maintenant, je ne dors toujours pas parce que je voudrais être près de toi qui es si loin, je ne pense qu’à cela, mon ventre te réclame, je m’ouvre rien qu’en regardant ces photos et en pensant à ton sexe...Ah ! Qu’il est beau, je le vois qui entre et sort de moi. Dans quelle position étions-nous pour que je le vois ainsi entrer et sortir, petit puis si grand ? Je t’aime Noël, je l’aime, c’est trop, c’est trop et pas assez. Ce lent mouvement quand tu me pénètres en douceur... Noël, Noël qu’allons nous devenir ? Je me dis : « Confiance, Anaïs, tu es une petite graine, prête à germer, à sortir de sa coquille, à grandir, ne te poses pas de question, le temps viendra où tu seras grande et forte. »

Merci Noël de m’avoir permis de m’aimer. Si je suis jolie aujourd’hui, c’est parce que tu m’aimes, sans toi je serais cette petite chose triste et laide qui ne sait aimer que les enfants des autres. Je t’embrasse, je descends le long de ton ventre, je pose mes lèvres, devine où, je le prends tout doucement dans ma bouche, tout doucement pour ne pas le réveiller, pas encore, pas maintenant, tu es trop loin...

Tu sais, Noël, ce qui me surprend toujours, c’est la vitesse du temps. Nous ne sommes qu’une virgule dans la phrase du temps, une toute petite virgule. Les gens sont sur des rails, ils ne s’en écartent pas, ils avancent tout droit sans réfléchir, sans rien vivre, peut-être même sans rien penser, rien qu’avec des images de la télé dans la tête, ils se réveillent, ils déjeunent à peine, ils travaillent ou font semblant, ils reviennent chez eux, ils mangent encore comme les oiseaux qui ne font que ça, ils s’endorment sans rien avoir vécu. Je préfère l’amour qui me fait souffrir, la souffrance de ton absence, ton éloignement à la banalité du quotidien. Je t’aime, n’oublie jamais. Ah ! que je t’aime !

Je viens de découvrir que l’amour est parallèle à la mort, comme la création, comme toutes les grandes choses. Je n’ai pas peur de la mort. Je voudrais mourir pour ce que tu me fais vivre. Tu es mon premier amour adulte. Chaque fois que tu me touches, tu m’affranchis. Tu me féminises. C’est vrai, je n’étais pas en règle avec ma féminité. J’espère que tu continueras à recréer la femme en moi, j’en ai besoin. Tu me fais évoluer. Je veux que toi aussi tu évolues. Les couples qui n’avancent plus sont voués à la destruction. Cette rencontre avec toi est un véritable chemin de libération, c’est inespéré.

Dans ma tête, je pense que j’ai tué ta femme, Castaneda dit que l’on porte la mort au bout de son bras. Il faut mettre fin à la situation triangulaire. C’est sans doute ce que m’impose l’analyse et la transgression de l’interdit. Dans mon esprit, je veux détruire le passé que tu avais toi-même condamné. Est-ce que je me trompe si je dis que toute ta vie tu n’as pensé qu’à ça, que tu attendais ce moment. Le moment de ta recréation. Le moment de ta (re)naissance, de ton retour à la vérité. Je l’espère...Nous avons écarté le cadre, nous avons osé aller au-delà. Déjà que mon cadre à moi n’était pas comme les autres, il avait la forme d’une étoile. Il fallait oser pour épouser la vraie vie. Pourquoi est-ce que l’amour me fait tellement mal ? Suis-je en train de vivre le deuil de quelque chose d’inconnu, de caché ? Je tourne tout cela dans ma tête afin de comprendre. Ce que tu m’as dit sur la spiritualité m’a beaucoup touché. Il me semble que je t’aime dans la verticalité, avec le haut et le bas, en parfaite harmonie.

J’ai fait un rêve. Je marchais sur un chemin qui longeait un chemin de fer. A un moment donné, le sentier s’est rempli de ronces, je ne pouvais plus avancer. Alors, pour aller plus loin, j’ai marché entre les rails. Plus j’avançais, plus je me sentais mal. Il fallait sortir de ces barres d’acier, de ce carcan. Heureusement, un peu plus loin, le chemin de ronces s’est transformé en chemin de pierres, plates, brillantes. Je me suis mise à chanter sur le chemin de pierres. Au bout de cette véritable petite route qui serpentait dans la campagne, il y avait une maison blanche. La porte s’est ouverte et je suis entrée. Je t’aime Noël. Je t’embrasse.

Ton Anaïs


*


Le temps passe, le ciel s’assombrit. De mars à septembre les voyages se sont succédés, les lettres se sont espacées...


*


Bruxelles, fin septembre 19..


Tu as raison, Anaïs, je n’aurais pas du venir, ça ne pouvait que mal se passer, tu n’étais pas disponible. C’est vrai, dans ce qui t’arrive, je suis impuissant. Comment t’aider à faire face à la fugue de Clémence ? C’etait votre problème, celui de P., le tien, pas le mien, seulement le mien, dans la mesure où mes visites à Lyon et ma présence auprès de toi perturbent ta fille qui se sent, sans doute, comme tous les adolescents du divorce, abandonnée.

Pour toi, je me suis comporté en égoïste, je n’ai pensé qu’à moi, à mon besoin d’être avec toi. Moi, je croyais stupidement que tu aurais eu aussi besoin de moi, surtout dans les circonstances que tu venais de vivre, et comme mon voyage était prévu depuis quinze jours, j’ai débarqué. Tu m’attendais à la gare. Tu m’as dit, tout de suite : Pourquoi es-tu venu ? J’avais envie de répondre : Parce que ! Parce que je ne peux vivre sans toi, que je t’aimais pour le meilleur et pour le pire, qu’aujourd’hui c’était sans doute le pire, que j’avais envie de te prendre dans les bras, te consoler, te dorloter comme une enfant, que je me serais comporté en lâche si je n’étais pas venu, que je me considérais aussi un peu comme le père de Clémence, puisqu’elle était ta fille, que c’était une preuve d’amour et non le contraire... Et puis, merde. Je suis venu parce que. Voilà. Parce que ! Comme s’il fallait tout expliquer ! Quand j’ai voulu t’embrasser, tu as esquivé mon baiser. J’ai compris que ce n’était pas gagné. Plus tard, tu m’as lâché quand-même : Je suis contente que tu sois là.

P. t’attendait avec Clémence qui t’a embrassé comme si elle n’avait pas fugué pendant cinq jours. Tu l’as giflée. Vous avez pleuré. Je suis sorti dans le jardin. Quand je suis rentré, Clémence était partie avec son père. Toi, tu étais effondrée dans le canapé, sanglotante, je ne savais que faire.

Ton fils est arrivé. Vous avez discuté jusqu’à l’heure du coucher sur l’amour et son caractère souvent possessif. Ce discours analytique, visiblement, m’était destiné. J’ai appris ce soir-là toute l’horreur des attachements qui aliènent l’identité de celle ou celui qui en fait l’objet. L’amour, c’est bien ce que vous pensiez tous deux, doit respecter l’autonomie de l’autre. Faut-il croire que l’amour quand il nous a envahi, finira, tôt ou tard, par submerger l’être aimé au point de mettre sa vie et sa liberté de vivre en danger ? Je peux me tromper, mais les gens qui s’aiment ne tiennent pas ce discours, ils ne se posent pas ces questions.

Ce que j’écris ne t’apprend rien. Je ne fais que décrire ce que nous avons vécu. Mais, réflexion faite, ce n’est pas inutile car tu n’as certainement pas perçu les choses de la même façon que moi.

La soirée s’est vraiment mal terminée. Tu t’es retirée pour te préparer à la nuit. Ton fils m’a prévenu que tu souhaitais dormir seule. Je me suis dit: « Elle n’a même pas le courage de me le dire elle-même. » J’étais terriblement vexé. Cela m’a rendu complètement fou. Je n’avais qu’une nuit à passer avec toi. Le lendemain, je prenais l’avion pour rentrer en Belgique. C’était un ratage complet. Oui, tu as raison, je n’aurais pas du venir...Je n’avais rien à faire dans vos histoires. Clémence qui avait traîné pendant cinq jours dans les couloirs des sous-sols de la gare avec des toxicomanes était revenue. Je suppose que P. et toi avez décidé de la faire examiner. Ah, j’espère qu’elle n’aura rien.

Dans ma rage, je me suis comporté comme un con. Ton fils parti, je me suis déshabillé, j’ai fait valser mes habits dans ta chambre, j’ai été me coucher sur le divan, avec tes chats qui sont venus ronronner sur mon ventre. Je n’ai pas dormi. Je sais, toi non plus. Inutile de revenir sur la journée qui a suivi. Une horreur ! Tu n’as pas attendu l’heure normale de mon départ pour aller retrouver Izaac Marcovitch, ton psychanalyste. Dans l’avion j’ai mieux réalisé combien la fugue de Clémence t’avait ébranlée. Je me suis mis à gamberger. Etais-tu en état de conduire ? Tu m’avais paru totalement déboussolée, perdue. L’angoisse me tenaillait de plus en plus. Je voulais te téléphoner dès mon atterrissage, pour me rassurer sur ton état, pour me calmer, pour te confirmer combien je t’aimais...Pas de réponse. A la descente du train, je me suis précipité dans la première cabine venue...Toujours rien. J’essaierais plus tard encore... Ce n’est que de mon bureau que j’ai enfin pu t’atteindre, le lendemain. Tu m’as dit: « Ce n’est pas parce que je m’appelle Anaïs que je suis une femme objet. » Cela m’a coupé le souffle. Toi, une femme objet ? L’objet de mon désir ? Oui, souvent ! L’objet de mon amour, tout le temps, toi la part androgyne de mon être, toi qui me complètes, dont l’absence me fait souffrir, toi dont j’ai besoin pour vivre ! Comment peux-tu penser que je puisse te considérer comme un objet ? Un objet que l’on manipule uniquement pour son plaisir ? Je ne comprends pas, Anaïs, je ne te reconnais plus. Est-ce le poids de nos passés différents qui fait qu’aujourd’hui tout te paraît difficile ? Qu’ai-je donc fait pour tant te décevoir ? Depuis dimanche, je m’interroge, je passe en revue toutes les phrases que j’ai prononcées et toutes celles que j’ai omises. Depuis quelque temps j’ai l’impression de ne plus être adéquat, de ne pas trouver les mots et les attitudes qui conviennent. Je sens chez toi une part de méfiance. Je ne parviens plus à émouvoir ton corps, il faut attendre la fin d’un repas pour que tu puisses te rapprocher de moi comme s’il te fallait un peu d’ivresse pour dépasser la frontière de tes craintes ou ton manque d’attirance. Usure du temps ? Insupportable effet de destruction de la distance et des séparations toujours répétées ? Ne faut-il pas toute une nuit pour, chaque fois, te réhabituer à ma présence. Et le reste du temps se passe ensuite dans l’angoisse du départ, dans la projection intérieure de ces images où nous nous voyons disparaître au loin. Peut-on encore vivre longtemps comme cela, sans redevenir les étrangers que nous étions ? N’est-ce pas pure folie ? Mais non, me dis-je, nous finirons par trouver une solution. Déjà, pensons aux vacances de Noël où nous vivrons quinze jours ensemble. Plus tard, je viendrai m’installer à Lyon ou toi à Bruxelles. Prenons patience... Ayons confiance. Nous avons tenu un an déjà, retrouvant chaque fois ce grand bonheur et la quintessence de notre profonde aventure. Que n’avons-nous pas vécu depuis le premier jour ! Combien de découvertes autour de nous et en nous ! Quelle joie m’as-tu apportée, même si elle devait cesser je ne pourrais jamais l’oublier. Les humains ne sont pas faits pour vivre seuls, quoique tu puisses en penser aujourd’hui contrairement à tout ce que tu m’avais dit et écrit. Tu m’as dit que je te faisais perdre ton identité. J’avoue ne pas très bien comprendre. En quelque sorte, l’amour serait un jeu dangereux qui te fait peur, il te ferait retomber en enfance...Est-ce vraiment cela ?

Nous sommes jeudi. Ton fils vient de me téléphoner. Oiseau de mauvaise augure. Il m’a transmis ton message. Tu as décidé que tu ne viendrais pas ce W.E. Tu as annulé ton billet d’avion. Tu ne te sens pas adéquate, il vaut mieux attendre un peu, ne pas se faire du mal, ne pas se parler pendant quelque temps, même ne pas se téléphoner...P. va prendre la garde de Clémence. Tu seras soulagée. Vous ne parvenez pas à vous entendre, tu te mets à crier sur elle, elle s’enferme dans sa chambre, elle utilise ton parfum, elle a failli faire une nouvelle fugue, elle t’avait volé le collier en argent que je t’ai offert, elle t’emprunte tes slips, c’est vrai qu’elle est presque aussi grande que toi... Non, ça ne va vraiment plus. Ton fils m’a tout raconté. Est-ce lui qui t’a convaincu de former mon numéro pour t’expliquer un peu ? Enfin peu importe, j’ai enfin entendu ta voix...

Tu sais, la nuit dernière, j’ai dormi dans les couvertures pour ne pas toucher aux draps que je te réservais. J’ai des mandarines, superbes, des oranges, des yaourts pour le petit déjeuner, de la minarine, celle que tu aimes, aussi du vin et de la bière pour plus tard et du whisky ( le whisky, au cas où tu ne viendrais pas, pour moi tout seul, pour me consoler, tu comprends). J’ai aussi de l’eau minérale pour la nuit, après l’amour (on a toujours un peu soif ) ou après le concert ou le cinéma.

Merci quand-même de m’avoir téléphoné. Soit, si tu préfères rester dans ton trou comme un petit animal blessé pour souffrir toute seule. Je veux respecter ton désarroi, ton désespoir dans lequel tu ne trouves rien à me dire. Je t’aime, bordel de merde, tu es ma dernière chance, je ne trouverai plus jamais quelqu’un comme toi.

Tu te souviens, ce que tu écrivais en août: « C’est une lettre vraie et sincère, pleine de fautes d’orthographe. C’est une lettre qui te dit que nous sommes au carrefour du chemin de la vie et que je choisis de faire route avec toi. Je t’aime et je t’embrasse, mon petit Noël à moi. » Moi aussi, j’ai choisi de faire route avec toi, Anaïs, à travers tous ces sentiments mêlés, contradictoires, difficiles à assumer, comme tu dis, à travers l’étrangéité qui nous habite et nous sépare parfois. Je sens monter du centre de mon corps une chaleur intense et tendre. Je voudrais te prendre par la main, t’amener tout contre moi, t’embrasser dans le cou, humer l’odeur de tes cheveux, sentir tes seins nus contre ma poitrine, ton ventre contre le mien. Je voudrais revivre tout ce que nous avons vécu ensemble à chacune de nos premières rencontres, partout où nous nous sommes aimés fort, profondément, parfois désespérément et dans l’angoisse de vie et de mort. Ne sommes nous pas tous deux d’un monde où les frontières n’existent plus ? Nos vies ne sont-elles pas définitivement fusionnées malgré l’inconfort des distances et des voyages ? Je t’embrasse, mon amour, viens, je suis là.. .


Noël


Cette nouvelle est récemment parue dans "Etranger, j'écris ton nom", 29 auteurs belges mobilisent leur plume. Sous la direction de Hervé Broquet. Avec : Nicolas Ancion, Frank Andriat, Luc Baba, Fanny Barnabé, Isabelle Bary, Rose Berryl, Jean Botquin, Hervé Broquet, Daniel Charneux, Eric Clemens, Serge Federico, Vera Feyder, Félix Gutmacher, Françoise Houdart, Christophe Kauffman, Isabelle Kerstenne, Werner Lambersy, Yun Sun Limet, Pierre Lorquet, Raphaël Medear, Jean-Luc Pierret, Françoise Pirart, Jérémie Piscicelli, Myriam Rosman, André Schmitz, Bernard Tirtiaux, Michel Torrekens, Jean-Pierre Verheggen, Pascal Vrebos. Aux éditions Couleur Livres. ISBN 2-87003-459-8 – Février 2007.
Les bénéfices et droits d’auteur de ce livre seront versés au profit d’une association : la Coordination et Initiatives pour et avec les Réfugiés et Etrangers (CIRE).

jeudi 3 mai 2007

Ténéré et la Mémoire de l'Insoumise





Les aléas de l'édition sont tels. Mémor, qui en 2004 publiait le recueil de poèmes "Ténéré", n'est plus.
Dans ce recueil, écrivait l'éditeur, l'auteur exprime, en prose et en poésie libre, une réflexion existentielle sur le mystère du néant et de l'être. Fasciné par le désert, cette contrée du monde où l'homme se découvre seul face à lui-même, il s'aventure dans un univers de symboles et d'images dont la force confine à la folie. La beauté du désert culmine aux sommets de l'angoisse mais "les grains de sables y sont innombrables comme l'infinitude des grains d'amour". Et en effet, l'amour apparaît - ou réapparaît - dans la solitude de Ténéré, à l'instar d'une embellie inespérée.
Après cette méharée spirituelle, il prolonge sa méditation poétique en nous offrant quelques textes de belle prose, dont une nouvelle éblouissante.

Cette nouvelle dont il est question dans cette présentation, c'est "la mémoire de L'insoumise", texte couronné en 2004 par le Prix de la Communauté Française lors de la "Fureur de lire".
Je réédite ici in extenso le texte de cette nouvelle. Le recueil "Ténéré" est toujours disponible, mais désormais chez l'auteur. Adresse courriel dans la colonne de navigation, à gauche. (prix de vente 5€ seulement + frais de port)



LA MÉMOIRE DE L’INSOUMISE

À Malika Madi

Fatma a seize ans. C’est une Kabyle aux yeux bleus, aux cheveux de blé mûr, longs comme une sourate du Coran.
Une Kabyle au teint clair qui arbore un sourire de perles rares. À seize ans, c’est une femme accomplie, solitaire, sauvage, indomptée, indomptable. Une merveille.
Depuis qu’elle sait marcher, elle fuit dans la montagne du Djurdjura. Quand elle fuit, personne ne peut la rattraper.
Elle ne dit pas où elle va. Le soir, elle revient, les bras égratignés par les figuiers de barbarie, les yeux éclatants. Elle a suivi les méandres des ravins. Elle s’est reposée à l’ombre des genévriers et des caroubiers, elle a cueilli les fruits rouges des jujubiers pour se désaltérer et couper sa faim. Elle marche pieds nus, leur peau est tannée comme le cuir des semelles. Elle a grandi plus vite que les autres filles. Elle déniche les aigles et les éperviers. On la voit sur les crêtes des djebels courir comme si elle avait des ailes, s’envoler au-dessus des cimes. Parfois, son cri de femme-oiseau résonne en écho dans les gorges des oueds dont l’eau n’est plus qu’un souvenir. Et c’est comme un chant qui vient à la rencontre du ciel flamboyant.
Quand elle ne fuit pas dans la montagne du Djurdjura, elle écoute derrière les portes, surtout celle de l’école coranique où son père enseigne le Coran aux garçons. Ils ânonnent ses versets de leur voix pointue, en se dandinant d’avant en arrière. À force de les écouter, elle apprend les textes par cœur. Elle les connaît mieux que tous ces garçons dont on prétend qu’ils sont plus intelligents et qu’ils ont plus de mémoire que les filles. Quand elle les a bien entendus, elle les place comme des objets précieux dans l’écrin de sa mémoire. Sa mémoire ne la quitte jamais. Elle ne pèse rien, sa mémoire. Elle peut l’emmener partout avec elle. Dans les montagnes, souvent, elle ouvre l’écrin. Alors sa bouche raconte Allah et la musique rentre à nouveau en elle par ses oreilles, et par toute sa peau, par ses mains qui scandent les versets et même par le battement de ses pieds qui frappent le sol au rythme de la parole de Dieu.
Elle écoute le chergui et le vent de sable, les roches qui éclatent sous la chaleur du soleil après le froid de la nuit, elle écoute les lauriers aux fleurs roses ou blanches qui bougent dans le vent, elle écoute les dromadaires qui blatèrent au loin.
Elle écoute des voix mystérieuses qui viennent des grandes étendues bordant le Djurdjura. Elle ne sait pas si ces voix lui viennent de sa tête, de ses oreilles ou d’ailleurs. Ces voix parlent de la guerre qui sévit au Nord et dont les effets commencent à se faire sentir en Kabylie. Tout le temps, elle s’arrête pour écouter les vibrations du monde que la plupart n’entendent pas. Et, après, elle pense quand elle cesse d’écouter.
Et, alors, elle reprend sa course de gazelle que rien ne peut arrêter, et surtout pas les objurgations de son père, le marabout, ni de sa mère ni de ses frères. Elle n’est pas comme les autres, Fatma. Elle pense que les femmes sont pareilles aux hommes, qu’elles ont droit à la liberté, même pour faire la guerre et défendre leur pays contre les envahisseurs infidèles. Quand son père vient à mourir, le frère aîné de Fatma décide que le temps est venu de mettre de l’ordre dans l’indiscipline de sa jeune sœur. Fini de courir par monts et par vaux. La place d’une jeune femme est entre les quatre murs de la maison à faire le ménage et à élever les enfants. En clair, il veut la marier et s’arrange avec un cousin célibataire qui fera un très bon mari. C’est un homme courageux mais qui se sait ni lire ni écrire. Peu importe, il fera un bon père, respectueux des traditions ancestrales. On l’a prévenu du caractère épris de liberté de Fatma et il s’est promis de la mater.
Comment une gazelle du désert peut-elle accepter d’être mise en cage ? Elle ne l’accepte pas. Elle dépérit ou devient folle. Tout de suite elle a senti l’horreur de son incarcération matrimoniale. Les djinns du désert la visitent, surtout la nuit. Elle hurle aupoint d’empêcher le village d’Ourja de dormir. Les chiens se réveillent et se mettent à aboyer à la mort. Dès le premier matin, elle refuse de manger, elle déchire ses vêtements et menace de sortir nue dans les ruelles du village, elle se mutile, elle se couvre de cendres. On ne sait si c’est une véritable folie ou un simulacre. Le cousin essaye de maîtriser sa femme mais sans succès. Cette folie a duré pendant près d’un mois jusqu’à ce que, selon la coutume, le plus jeune frère de Fatma vienne la chercher pour la ramener dans la maison du père. On la traite en lépreuse ou en pestiférée. Elle est enfermée dans la pièce la plus obscure. La folie se guérit par une autre folie. La porte ne s’ouvre que sur un rai de lumière et une écuelle de viande bouillie et de légumes. Fatma n’est peut-être pas aussi folle que l’on dit. Libérée du joug d’un mari imposé par un frère dogmatique et stupide, fier de ses prérogatives héréditaires qu’il ne méritait pas, comme c’est souvent le cas, elle reprend l’équilibre de ses sens, se centre entièrement sur son intuition la plus sensible et retrouve une clairvoyance des plus aiguës. On pense à Camille Claudel, cette artiste extraordinaire, maintenue dans un état de folie destructrice par une famille guidée par des principes aussi socialement rétrogrades que les pires traditions religieuses tribales. Dans l’obscurité où elle est confinée, elle voit la guerre qui approche, elle voit l’esclavage de son peuple et la liberté lacérée par un drapeau tricolore. Il est temps de réagir. Ses poings sont en sang tellement elle les a frappés sur le bois dur de la porte. Jusqu’à ce que le frère cadet, qui n’en peut plus d’entendre sa sœur pleurer et gémir, ouvre et laisse passer Fatma qui dit : « Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde. » Et elle se met à réciter une longue sourate qu’elle rythme de sa voix mélodieuse et grave. Et son frère cadet la regarde ébahi. Il ne sait rien et ne comprend rien de ce qu’elle dit. Il ne comprend pas d’où elle tient cette science si ce n’est d’Allah qui lui souffle les paroles ou du prophète qui parle par sa bouche. Il va chercher les autres frères, à commencer par le frère aîné qu’elle terrasse de son regard bleu et qu’elle maudit dans de terribles imprécations. Fatma ouvre le livre de sa mémoire, page après page. Subitement tous prennent peur devant Fatma qui invoque toutes les forces du ciel comme un imam. Elle dit que la guerre arrive comme le chergui et qu’il faut prendre garde qu’elle ne détruise tout sur son passage, les hommes, les femmes et les enfants, les animaux et les étables, les maisons et la mosquée. Il faut s’armer, veiller, placer des guetteurs sur les toits des maisons d’Ourja car la guerre vient comme la mort. Il ne faut plus dormir.
Alors un des frères sort de la maison du père et ameute les gens du village. Il raconte qu’un miracle est arrivé. D’abord on ne le croit pas mais il faut bien se rendre à l’évidence. La voix de Fatma propage la vérité d’Allah. C’est la bouche de la fille du marabout qui parle comme la bouche d’un prophète.
On ne peut le nier, il faut croire ses oreilles. Les femmes ne peuvent détenir la vérité, on ne la leur a pas apprise. C’est donc le Dieu miséricordieux qui prononce la Parole, ô Miracle ! On dit que dans la chambre noire de sa folie, la lumière est venue comme une aurore et certains se prosternent devant elle et baisent ses pieds. Elle-même n’en revient pas et prend peur. Dieu lui impose une mission. Comment l’accepter sans mourir d’orgueil et d’angoisse? Alors elle se fait humble et petite pour enseigner comment faire et organiser la résistance contre l’ennemi qui va venir du Nord.
Les mois et les saisons passent. Nous sommes en 1854.
Fatma est à l’aube de ses vingt ans. La tribu de Ourja est prête. Les armes brillent, les balles sont fondues, la poudre bien sèche. Le maquis n’a plus de secret pour personne. Il faut attirer les Français dans les taillis où ils ne pourront utiliser les armes lourdes et où les chevaux seront freinés dans leur course. Le 17 juillet, les guetteurs du village d’Ourja voient monter au loin un nuage de poussière. C’est Randon et la cavalerie française. Ils ne trouveront que des maisons vides. Les combattants, les femmes qui font l’intendance, même les enfants ont disparu dans le maquis où ils se tapissent dans le plus grand des silences. Chaque caroubier, chaque repli du terrain est un piège. Les moudjahidins embusqués se préparent à ouvrir le feu. Inch Allah! Que Dieu les protège!
Les premiers cavaliers s’effondrent, la carotide tranchée par un combattant tombé du ciel. Le général Randon est surpris par la vitesse terrible de l’attaque, d’abord silencieuse. Il veut faire marche arrière. Mais chaque tireur a sa cible. Dans les gorges et les ravins, la fusillade ressemble à un long roulement de tambour répercuté en écho par les roches. Les chevaux s’écroulent, jambes brisées, désarçonnant leur cavalier. Le maquis fume de partout, les balles giclent, les couteaux et les baïonnettes s’enfoncent, les uniformes bleus et rouges se tachent de sang. Le carnage est terrible, Randon sonne le repli sous le youyou effrayant des femmes qui jaillit de partout. Les survivants se regroupent sur le plateau pour contre-attaquer à terrain découvert, avec toute la suprématie d’une armée moderne. Mais c’est sans compter sur Fatma qui a su insuffler à ses troupes un feu sacré que rien ne peut éteindre. Le corps expéditionnaire, ou ce qui en reste, est décimé. Randon remonte vers le Nord, échappant de justesse à la mort, ou pire, à la captivité, laissant derrière lui les cadavres de ses soldats que Fatma ira enterrer comme si c’était ses frères.
Pendant longtemps, on n’entend plus parler des Français d’Alger. Fatma a parcouru et parcourt son pays pour rallier tous les Kabyles à sa cause. Elle retrouve les courses de son enfance, ses regards se balancent comme des fruits lumineux aux faîtes des pins d’Alep, des thuyas et des acacias du désert, les herbes d’alfa ressemblent à la finesse de ses pensées et à la ferveur de ses prières. Même les fennecs se souviennent de son déhanchement de marcheuse infatigable tandis que les serpents des sables reconnaissent le froissement de ses sandales.
À Alger, les Français se comportent comme des conquérants. La tête de Fatma est mise à prix. Le maréchal Randon – ses revers de guerre en Kabylie ne l’ont pas freiné dans sa carrière – est convaincu qu’il suffira de faire disparaître Fatma pour que la Kabylie tombe entièrement entre les mains de la France. Les Kabyles finiront par courber l’échine et mordront la poussière, même dans les douars les plus reculés. C’est une question de temps et de ruse. Paris ne veut plus de pertes humaines et exige des délais. Il faut en finir, une fois pour toutes.
Randon désigne le capitaine Ferchaux pour former un commando de forces spéciales, des jeunes qui n’ont pas froid aux yeux, parfaitement aguerris, connaissant les coutumes des Kabyles et leur langue, capables de se métamorphoser en
moudjahidins ou en ouvriers agricoles et en bergers. Ces hommes vont infiltrer les lignes kabyles afin de retrouver Fatma, le lieu où elle vit et se terre avec ses fidèles. Après, ce sera un jeu d’enfant. Ferchaux se constituera prisonnier auprès de ses hommes qui le mèneront comme s’ils étaient des Kabyles jusqu’à Fatma. Ferchaux répugne à jouer ce jeu qui lui paraît indigne d’un officier français mais Randon ne lui laisse pas le choix. Qui veut la fin, veut les moyens! Il n’y a pas à discuter.
Le capitaine s’est présenté, entouré de ses hommes déguisés en parfaits Kabyles, les mains nouées derrière le dos, à l’entrée du douar. Il se disait porteur d’une proposition de paix. Fatma ne s’est pas méfiée. Elle l’a fait entrer et a proposé aux hommes de le délier.
– Je suis le capitaine Ferchaux. Je suis chargé de signer un accord avec vous. Vous êtes bien Fatma, celle qu’on appelle
chez nous la Jeanne d’Arc du Djurdjura ?
– Je suis bien Fatma, celle qu’on appelle chez nous l’insoumise…
Une partie des faux Kabyles a sorti ses armes. Les hommes de Fatma n’ont pu réagir. Elle s’est retrouvée maîtrisée par quatre bras qui eurent tôt fait de la bâillonner et de lui bander les yeux. Quand les habitants réalisèrent ce qui s’était passé, le commando et sa prisonnière étaient loin...
Le 28 juin 1857, la Kabylie perdait sa liberté pour plus de cent ans.